Librairie le Forum du livre
Tschann libraire
Festival Étonnants voyageurs
2019
Éditer comme maintenir le contact
Dans ma main droite, je peux tenir la douzaine de livres que nous avons publié ; dans celle de gauche, serrer à peu près autant de numéros de revue. Soit le fruit d’un travail qui s’étend sur une vingtaine d’années et qui — puisqu’il n’est pas clôt — s’augmente d’un ouvrage (ou deux) par an.
Cela fait beaucoup d’arithmétique pour peu de choses, me direz-vous, et pourquoi annoncer — en guise de bienvenue — cet aveu de faiblesse ? Un ami me répondrait que la qualité d’un catalogue d’éditeur de poésie s’évalue, en premier lieu, à l’aune des textes qui le constitue, c’est-à-dire à sa valeur intrinsèque ! Je le remercierais, mais objecterais qu’on ne peut pas complètement occulter la question de la quantité. Pour étayer mon propos, je lui citerais ce passage de Pierre Bourgounioux* où l’auteur du Matin des origines évoque cette tension qui traverse la littérature, et qu’on reconnaît « à l’espèce de crépitement qui entoure chaque mot ».
Et précisément, cette « haute tension qu’on décèle sous les pylônes » a besoin de fervents intercesseurs qui veillent à « maintenir le contact ». D’où mon admiration pour ces éditeurs courageux qui ont su — et savent encore — s’engager dans la bataille, en faveur d’une parole singulière, existentielle, authentique. Car, dans le camp d’en face, nombreux sont les gestionnaires qui étourdissent nos esprits de mille et mille sollicitations marchandes, via la basse tension des réseaux vituels.
Alors, la poésie aujourd’hui, qu’a-t-elle à nous proposer ? Un chemin vers le réel intérieur — soustrait aux shoots de dopamine qui brouillent les cœurs et les âmes — ainsi que le don d’une perception attentive.
Yvan Guillemot (novembre 2019)
* Pour le n° 7 de la revue Chemins, il nous a fait le don d’un essai sur les arbres. Éditer, c’est aussi s’autoriser à faire des rencontres passionnantes.
2013
Une des toutes première fois où j’ai rencontré Mireille Gansel, c’était en 2005, lors d’une soirée au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, consacrée à l’œuvre poétique de Nelly Sachs, dont elle venait d’achever la traduction.
(Nelly Sachs est née et a vécu à Berlin jusqu’en 1940 – précisément jusqu’à « la nuit de cristal » ; comme Paul Celan elle a voué sa vie au « peuple juif assassiné par la Shoah » ; elle a été la première femme poète juive à recevoir le prix Nobel de littérature.)
Lors de cette soirée, Mireille Gansel avait esquissée sa méthode de traduction de cette œuvre exigeante, ultime. Elle avait dit que cela commence par une extrême écoute de l’autre. Elle avait donné quelques éléments comme l’importance de la pensée hassidique ou de cet allemand d’Europe centrale – non pervertie par les nazis – où il y a beaucoup de place pour les sensations, l’imagination et la mémoire. Mais elle n’avait pas été plus loin et n’avait pas dit en quoi cette langue lui était particulièrement familière.
Avec Traduire comme transhumer, c’est-à-dire huit ans après, elle a relevé le défi d’expliquer jusqu’au bout sa démarche, de nous donner les circonstances et les motivations profondes qui l’ont amené à traduire Nelly Sachs ainsi que d’autres poètes, comme Reiner Kunze, Brecht, To Huu, qui ont beaucoup compté dans sa propre histoire personnelle. Elle nous révèle en quelque sorte ses codes secrets.
Pour elle, être traducteur signifie ouvrir une fenêtre sur un « paysage humain », un territoire, une histoire. Ses chemins de traduction sont des chemins de transhumance sur les terrains de la vie. Ils sont « exils volontaires » et témoignent de sa mobilité politique et intellectuelle. Ils stimulent « le principe de multiplicité », rendant le monde plus riche et plus fascinant.
Livre archipel, c’est une hétéro-biographie qui fait l’éloge de l’hospitalité, qui dit sa dette envers ceux qu’elle a rencontré sur ses chemins de transhumance. Mais c’est aussi une autobiographie où l’on perçoit sa passion du dialogue, de l’échange intime et respectueux, notamment avec les survivants de sa famille, rescapés du nazisme. Avec ce livre elle épure sa double vocation, qui est d’une part l’écoute vigilante et attentive (l’écoute et la rencontre de ceux qui « se souviennent encore »), d’autre part la parole qui est de dire l’injustice, le scandale, la misère qui frappe « l’humain dans l’homme ».
Mireille Gansel a écrit ce livre en poète. Naviguer, comme elle le fait entre les grammaires, les syntaxes, les différents souffles et chants des langues, lui a permis indubitablement de créer son propre style d’écriture, sa langue intérieure : la désignation précise et le sens sans équivoque. En même temps son attachement à la nature, à la terre, l’amène à être très attentive aux infimes nuances et couleurs des mots, lorsqu’il s’agit de désigner les objets du monde réel. Il y a là une parenté avec l’ethnologue Eugénie Golstern qui a mené un patient travail de collecte des dénominations du bâti, des objets-jouets, des coutumes dans les villages des alpages. Une parenté de démarche avec cette ethnologie participative.
Pour finir, je dirais que c’est le livre d’un écrivain qui se situe dans «l’entre des langues» : et c’est littéralement la situation du poète. Son va-et-vient entre différentes cultures, différentes aires de mémoires, est une invitation à quitter la posture d’identité, de sédentarité, et à voir combien il est important de rester sensible à l’autre, à ce qu’il a à nous dire.
Yvan Guillemot
2012
Dans le cadre du festival Étonnants voyageurs, comme chaque année depuis sa création, la Maison Internationale des Poètes et des Écrivains de Saint-Malo organise une exposition et des rencontres en faveur de la poésie.
- Ce printemps 2012, l’invité est le poète allemand Reiner Kunze, accompagné de Gwenn Darras et Yvan Guillemot des éditions Calligrammes ainsi que de la traductrice Mireille Gansel et de La comédienne Céline Liger. Nous vous proposerons une rencontre qui se fera plus particulièrement autour de l’ouvrageL’étang est ma table et des photographie du poète.
- Le point commun entre nos invités – outre le fait qu’ils s’étaient déjà réunis à Rennes aux Champs libres en 2009 au moment des vingt ans de la chute du mur de Berlin – est un même attachement à l’écriture poétique comme « acte de survie » et témoignage de la part existentielle. Que l’acte d’écrire (de traduire, publier ou lire en scène) soit une danse sur l’abîme et la beauté.
L’étang est ma table quand plus aucune table ne me retient.
Dessus j’étale ce qu’on peut à peine supporter
et vous les carpes koï, vous raturez, raturez, raturez.