Trois titres, pas moins, pour ce livre qui en réalité dans sa version française n’en porte qu’un ! Trois titres : der Kuß der Koï (le baiser des Koï) pour l’édition allemande chez S. Fischer Verlag, L’étang est ma table pour la version française et le titre prévu initialement par Reiner Kunze, Poussières d’étoiles.

Trois titres qui attestent de l’histoire belle et mouvementée de ce très beau livre. Ouvrage atypique puisqu’il rassemble des textes du poète allemand Reiner Kunze (que Poezibao avait rencontré lors d’une lecture à la libraire Tschann il y a deux ans). Des textes mais aussi des photos. Et si le sujet apparent du livre est la carpe Koï, poisson ornemental venu de Chine puis du Japon et très prisé des collectionneurs, c’est à bien autre chose que nous convient ces pages.  
 
À l’origine une série de photos de Reiner Kunze, un peu dans l’esprit de celles qu’il avait faites dans les déserts de Namibie où, raconte sa traductrice en français et amie Mireille Gansel, « il était parti pour un temps de silence, dans ce désert de pierres qui fut pour lui l’objet d’une réflexion sur ce que cela représente en nos temps, la pétrification des cœurs, le fait de devenir insensible, et où pendant des jours et des nuits il a guetté les antilopes sauvages. Livre de méditation, de contemplation de la beauté au cœur de la nature, œuvre d’un poète qui toute sa vie a noué ses engagements pour dire  « l’humain dans l’homme ». Livre de ressourcement, « un contre-livre, un livre contre ce qui donne le ton à la laideur, à la brutalité » : termes que l’on peut totalement reprendre à propos de L’Étang est ma table ! En Allemagne, Reiner Kunze a dû faire quelques concessions et pour que ses photos soient très bien mises en valeur, accepter que le livre soit conçu surtout comme un livre pour les collectionneurs de carpes Koï. 
Ce qu’à l’évidence, il n’est pas et c’est là que se révèle le beau travail de l’éditeur Yvan Guillemot qui à la suite de son père a repris les éditions Calligrammes. Il a su concevoir en ensemble certes pas spectaculaire, mais d’une grande beauté visuelle et surtout d’une grande profondeur d’approche, qui rend vraiment justice au travail et à la posture très singulière de Reiner Kunze. Le résultat est un livre profondément émouvant, qui introduit à un monde de réflexions et de sensations, un livre dans lequel on a la sensation de s’immerger dans l’étang d’Erlau, en compagnie de ces poissons magnifiques et singuliers que sont les carpes Koï.  
Il s’ouvre par une méditation du poète :

 dans un coin reculé du monde 
je sais un étang 
        

et dans cet étang 
        

vous les carpes koï 
        

mes carpes car nous nous sommes apprivoisés.

Coin reculé du monde, oui, cet Erlau où le poète et son épouse se sont réfugiés lorsqu’ils ont fui l’Allemagne de l’Est en 1977, « Erlau, aux trois frontières : Allemagne, Autriche et déjà les cimes de la Forêt de Bohême. Erlau, au-dessus des courbes du Danube… »  
L’étang, le lieu reculé, les carpes, tout cela conduit Reiner Kunze à une magnifique méditation sur la beauté « qu’on ne peut disséquer », sur la splendeur souvent cachée du monde et singulièrement dans les eaux de cet étang où évoluent plusieurs carpes de différentes couleurs :  « rouge coccinelle de la carpe rouge / avec un petit pois noir sur la lèvre » (p.13) ou « poisson de lave / Flammes ardentes et basalte noir » (p.16) ; étang où il convie même, au travers d’une citation, Hölderlin et dont il confie qu’il est sa « table quand plus aucune table ne [l]e retient » p.21), avant de réfléchir à notre structure intime, carbone et oxygène venus de l’intérieur d’une étoile de telle sorte que nous sommes faits, hommes ou carpes, « littéralement de poussières d’étoiles » (p.22). 
La mort de l’un des poissons est pour le poète l’occasion d’une méditation sur la singularité de chaque être vivant et d’une mise en doute de la célèbre phrase de St Thomas d’Aquin « l’âme de l’animal ne participe pas d’un être éternel » !  
À ces pages méditatives, l’écrivain mêle ici un conte, là le récit d’un rêve où passe le poète Juan Ramón Jiménez, des poèmes, le récit du creusement, par lui-même, de l’étang, l’évocation de son père et aussi de sa mère, sur un mode tragique, elle qui disait constamment « je vais me jeter dans l’étang ». 
 
Il faut parler des très belles photos de Reiner Kunze que l’éditeur français, avec des moyens différents de l’édition allemande, est parvenu à mettre en valeur. Photos que l’on pourra sans doute admirer lors du prochain Festival « Étonnants Voyageurs » à Saint Malo, au mois de mai prochain, où elles devraient être exposées dans leurs remarquables tirages d’origine.  
 
Le livre comporte aussi un beau texte de Mireille Gansel, qui évoque les thèmes du poète, déserts de Namibie, launes au long du Danube et ces carpes qui permettent ce « dialogue de silence entre le poète et l’univers ». Elle évoque aussi la traduction de ce livre, due à Gwen Darras et les belles rencontres suscitées par ce travail, en différents endroits d’Europe, Cancale, Lourmarin et Erlau. Où il s’est agi de tenter de traduire, « dans la transparence d’un modeste étang, l’écho d’un chant universel » (p.68). 
Il se clôt par un entretien La chute du Mur vingt ans après, mené par Arnaud Wassmer avec Reiner Kunze.