Traducere
– Traduction et anthropologie : quelques réflexions en marge de Traduire comme transhumer de Mireille Gansel –
Arrivée à la fin du beau livre de Mireille Gansel (1), j’ai regretté de na pas l’avoir lu plus tôt, avant 2011, quand je travaillais encore à la première traduction italienne de Circe/Mud Poems de Margaret Atwood (2). En tant que spécialiste de l’Antiquité, j’avais souvent été confrontée au problème de l’interprétation de textes d’autres cultures, mais je n’avais pas exercé, jusqu’alors, le métier de traductrice. Et si Traduire comme transhumer m’était tombé entre les mains, j’en aurais tiré le plus grand profit.
À l’époque, je passais beaucoup de temps aux Etats-Unis et je m’imaginais que ma connaissance de la culture nord-américaine ainsi que mes compétences en langue anglaise pourraient suffire. Mais j’ai pris conscience, peu à peu, de la grande distance qui sépare les Etats-Unis du Canada, non pas tant sur le plan linguistique (les Canadiens parlent un anglais différent de celui des Etats-Unis et sont aussi francophones), que sur le plan contextuel, du fait des histoires respectives de ces deux pays, de leurs imaginaires, paysages, climats, conditions de vie, débats culturels. Si j’avais lu le livre de Mireille Gansel à ce moment-là, j’aurais fait l’impossible pour me rendre au Canada, l’hiver de préférence, afin de comprendre dans mon corps tout le lexique du gel développé par Atwood dans sa poésie.
J’aurais aussi mieux compris une chose que je ne faisais que deviner. Car je sentais la nécessité de connaître Atwood, non pas l’auteur mais Margaret en tant qu’être humain, sa vie, ses lectures, les personnes qui avaient compté dans sa formation. Ce n’était pas pour lui soumettre des questions herméneutiques, je savais déjà que toute demande d’éclaircissement serait renvoyée au destinataire et que je devrais faire face au sourire ironique d’un écrivain aimant défier ses lecteurs au jeu de la réception, leur confiant une part de responsabilité dans la construction du sens.
J’aurais plutôt voulu l’entendre parler librement pour écouter les intonations de sa voix, considérer le choix et les subtilités du vocabulaire, scruter les expressions de son visage et les gestes de ses mains. J’aurais humé les odeurs, imprimé en moi les couleurs de sa vie quotidienne, des paysages de son Canada. Je me serais efforcée de tâter le tissus de son histoire humaine.
Ce qui m’a le plus touchée dans le livre de Mireille Gansel, on l’aura compris, c’est sa manière d’approcher les textes, sa méthode de travail élaborée à partir d’une série de rencontres déterminantes avec des écrivains et leurs lieux. De ces rencontres sont nées des convictions sue l’essence de la poésie, sur sa capacité à être traduite, sur la validité d’une transmission des signifiés par-delà la commutation des signifiants.
Par certains côtés, cette méthode m’a rappelé celle de l’anthropologie de terrain. Elle est basée sur l’observation participante, sur l’immersion dans les paysages, les sons, les rythmes et la matérialité de la vie quotidienne, dans ces espaces qui sont à la fois le décor et l’origine du surgissement de la poésie. La perspective visée est celle du « natif », elle cherche à voir le monde à travers le point de vue du poète dans son habitat, conformément à l’approche « emic » (3).
Je me sens très proche de Gansel, en particulier quand elle nous fait part de son désarroi à l’idée de traduire la poésie d’une personne disparue. Les spécialistes de l’Antiquité vivent sans cesse dans la frustration de ne pas pouvoir interroger leurs auteurs, ou simplement des « informateurs ». Mais dans ce cas non plus, Gansel ne renonce pas à rechercher des points de contact avec la biographie du poète. Lorsqu’elle décide de traduire l’œuvre de Nelly Sachs, morte depuis vingt ans, Gansel part pour Stockholm, « à la recherche de traces humaines parmi ses compagnons d’exil » (p.68). parce que s’il est vrai que la poésie fait écho à l’universalité humaine, il est également vrai que celle-ci prend forme dans les circonvolutions de l’existence et dans les détails, fussent-ils biographiques : dans les lieux, les immeubles en copropriété, les pièces d’une maison, les objets posés sur la table du poète. La langue est un lieu habité, c’est indubitable, elle mérite qu’on la visite personnellement.
Alors que je méditais sur l’insistance avec laquelle Gansel invoque l’universalité humaine, j’ai repensé à la célèbre réplique d’un personnage d’une comédie de Térence, le bourreau de soi-même (Heautontimoroumenos) : Homo sum : humani nihil a me alienum puto.
Dans le contexte du dialogue, la phrase signifie : « Je suis homme ; et rien de ce qui intéresse un homme ne peut m’être étranger » (4). Accusé de mettre le nez dans les affaires des autres, le personnage justifie ainsi son indiscrétion5. Bien qu’elle soit comique dans le texte original, cette réplique a été utilisée plusieurs fois au cours de l’histoire occidentale sur un ton sérieux, comme mot d’ordre d’un humanisme sentimental, pour signifier que rien de ce qui est humain ne peut nous laisser indifférents. Mais il me semble que l’attraction ressentie par Mireille Gansel est bien plus proche de la pensée de Térence, et qu’on pourrait vraisemblablement la décrire ainsi : je suis un être humain, c’est pourquoi toute expression d’humanité m’attire et m’intéresse. Il ne s’agit pas d’une anthropophilie sentimentale, mais d’une curiosité intellectuelle de la vie des autres, s’appliquant aussi bien aux plus modestes et anonymes – les enfants des vallées alpines et leurs jouets, étudiés par Eugénie Goldstern – qu’à la trajectoire extraordinaire d’un poète au langage universel. Cette curiosité paraîtrait sans doute indiscrète à ceux qui soutiennent l’autonomie de l’œuvre face à la biographie de son auteur.
Mais chez Gansel l’intérêt pour la vie des poètes a pour fin de rechercher leur humanité au-delà de l’œuvre, et leur « langue intérieure ». Pour y arriver, le traducteur-interprète habite leurs existences, il s’immerge dans leurs histoires personnelles, se mêle à leurs objets, à la matérialité physique de leurs vies : « nous avons marché dans la brume qui enveloppait les arbres de son jardin (…) En approfondissant auprès du poète les traductions de ses vers, j’ai entendu dans ses mots résonner le silence de la maison désertée, le murmure des grands érables (…) J’ai appris les accents d’une vie intérieure » (rencontre avec Peter Huchel, p.42).
Gansel s’est inspirée de beaucoup d’auteurs afin de définir sa propre conception du texte poétique et d’appréhender le sens de son travail. Presque tous les paragraphes contiennent un concept métaphorique ou une vision de la poésie, de la traduction et de l’interprétation acquis au contact d’un texte et de son auteur. La notion d’argile permettant de modeler la langue intérieure (c’est la leçon de Brecht p.30, et de Kunze p.36)la mission de l’interprète « qui ne s’approprie pas le texte, mais le met à distance, le donne à entendre » (selon les mots de la comédienne Helena Weigel, p.32). Le facteur, par l’entremise duquel expéditeur et destinataire se rejoignent sans se rencontrer (« tendre une arche/entre des rives sans pont », Kunze, p.34). La traduction comme art d’ « écouter entre les lignes le silence des sources souterraines du pays intérieur d’un peuple » (expérience de la poésie vietnamienne p.50). Enfin, l’idée de transhumance, « ce lent et patient passage, toutes frontières abolies, d’un pays à un autre, d’une culture à une autre, d’une langue à une autre. Cheminement du grand troupeau des mots à travers les parlers de cette « langue-toit » qu’est la poésie du monde » (p.66).
La théorie des Reception Studies a montré que le texte prend son sens dans l’interaction chaque fois renouvelée avec le lecteur ou l’auditeur, par le fait que celui-ci se situe à l’intérieur de l’histoire (Umberto Eco désigne ce principe par l’expression lector in fabula). Mais dans cette hypothèse, l’intervention du traducteur ne consiste pas seulement en une lecture, mais en une métamorphose du texte, en une interprétation cristallisée dans une nouvelle forme. Les latins disaient que celui qui traduit « transforme » (6) le texte de départ afin de mieux le transmettre. Si chaque lecteur ou auditeur s’insinue dans l’œuvre qu’il lie ou écoute, alors le bon traducteur professionnel y laisse une trace de nature particulière, différente de celle d’un lecteur amateur. Discrète, respectueuse, humble et d’une fidélité quasi-religieuse, sa présence témoigne d’une attention passionnée à la multiplicité des aspects du texte (conditions socio-culturelles de sa production, conventions linguistiques et génériques, intertextualité) (7). Elle est guidée par la volonté de transmettre en dépit du changement de code.
L’humilité qui caractérise l’attitude de Gansel vis-à-vis des œuvres est faite d’admiration, de sens des responsabilités, d’une capacité d’ouverture et de remise en question, d’une patiente recherche du sens, lequel n’est pas seulement signification mais tonalité, rythme, rayures et fissures. Cette recherche est prolongeable à l’infini, car les temps et les lieux dans lesquels la poésie se recrée et se transmet induisent des changements continuels.
La traduction du poème « Sensibel Wege » de Reiner Kunze en offre un bon exemple. Une première rencontre a lieu avec le poète dans sa maison de Greiz, au lendemain du Printemps de Prague.De retour de ce séjour de travail avec le poète Gansel a choisi l’adjectif «fragile » (chemins fragiles »), qui « sonnait juste » (p.38). Mais le parcours biographique du poète, traducteur et de tout lecteur peut modifier, même rétrospectivement, le sens d’un mot. Trente ans après cette première rencontre, le poète et la traductrice se voient une deuxième fois dans un autre contexte, au bord du Danube, non loin de la frontière autrichienne. Il est de retour de Namibie et lui parle des déserts de pierre qu’il compare aux terres d’Europe, celles-ci se transformant peu à peu sous l’effet de l’insensibilité grandissante des cœurs et des esprits. En l’occurrence, l’emploi de l’adjectif unsensibel apporte un nouvel éclairage sur le sensibel traduit ailleurs des décennies plus tôt, et Gansel décide qu’il ne s’agit plus de chemins fragiles, mais de chemins sensibles. « Je vécus la traduction comme une prise de risques et comme une remise en question toujours en devenir », déclare Gansel (p.40, je souligne). Qui sait si aujourd’hui, alors que presque vingt ans nous séparent de la seconde traduction, dans un nouveau contexte et avec un autre Reiner Kunze, cet adjectif sonnerait encore différemment. Parce que la publication ne signifie pas pour le traducteur un affranchissement de ses responsabilités. Au contraire, celles-ci prennent sens à ce moment-là et perdurent toute une vie, et bien au-delà.
Revenons à l’Antiquité romaine et à la traduction comme acte de vertere, « transformer », revêtir de formes différentes en fonction du goût des auditeurs. C’est une idée qu’on a peine à partager aujourd’hui, dans une civilisation qui n’est pas seulement celle de l’écriture mais de l’Ecriture, du Copyright et de la statufication des traditions culturelles. On ne peut pas faire l’économie de la fidélité au texte. Gansel s’en souvient et attire notre attention, dès le début du récit, sur le problème de la trahison de la Parole, avec une majuscule et au singulier (Verbum, Logos), la parole des prophètes, des Stoïciens et de l’Evangile selon saint Jean, unique et inaltérable, ni multiple, ni plurielle. Ce caractère sacré s’est élargi, à travers l’histoire, de la parole de Dieu aux mots de l’Auteur (8). Nous avons grandi dans l’idée que le traducteur était – ou devait être – un médium transparent, un ventriloque prêtant sa voix à l’œuvre. Jusqu’au milieu du XXe siècle, pratiquement personne n’aurait contesté que la qualité d’une traduction réside dans sa fidélité. Mais il est difficile de distinguer avec précision ce qui ne doit pas être trahi dans les mots du poète, ce qui requiert fidélité.
Si aujourd’hui nous sommes plus conscients que les Latins avaient vu juste, au fond, et que toute traduction est forcément transformation, il est vrai que ce changement ne paraît pas acceptable si, dans la forme adoptée, la mens antiqua du texte n’est pas conservée. Pour filer la métaphore de la métamorphose, j’emprunte ici l’expression par laquelle Ovide désigne la permanence de pensées et de sentiments humains dans le corps de l’ourse en laquelle Callisto a été transformée (mens antiqua manet cf. Les Métamorphoses, livre 2 v.485).
Mais en quoi consiste la mens d’un texte poétique ? Si l’on comprend bien Gansel, il s’agirait de son contenu humain, à la fois universel et particulier. De par son aspect universel, le texte est traduisible dans toutes les langues du monde, mais son caractère particulier exige une bonne interprétation. Et celle-ci ne peut pas se limiter à être le fruit d’une compétence linguistique (la connaissance des deux codes), elle doit être à même de voir et de conserver ce qu’il y a derrière, avant et entre les mots du texte. Elle doit conquérir l’encyclopédie culturelle (l’ensemble des connaissances, croyances, présupposés d’une communauté), mais aussi les conditions d’existence, l’habitat, la proxémique, les paysages et les sons, en un mot : le monde habité par l’imaginaire de l’auteur.
Ce travail de reconstitution de compétences est particulièrement indispensable quand on décide de se faire l’interprète de cultures très éloignées, les spécialistes de l’Antiquité le savent bien qui traduisent Homère, Hésiode, Sappho ou Plaute. Le courage de Mireille Gansel, la détermination avec laquelle elle s’engage au côté des artistes vietnamiens réfugiés à Paris, employés à protéger leur culture plurimillénaire des destructions d’une longue guerre, la poussent à entreprendre une énième enquête de terrain. Des années d’études s’ensuivent, et l’immersion dans un monde radicalement différent, dans ses images et ses sonorités, afin de s’approprier ses codes linguistique, musical et rythmique, et de vivre une expérience physique, tactile, acoustique et gestuelle. Pour cela, Gansel a vécu en étroit contact avec les Vietnamiens, elle a voyagé dans le pays martyrisé par une guerre sans fin, détruit par le napalm.
Pour s’initier à l’art de la « cantilation », qui constitue la condition d’accès à la poésie vietnamienne, Gansel étudie la scansion mélodique du texte accompagné d’un l’instrument traditionnel : « Pour approcher, vivre au plus près le mystère de cette poésie et de sa langue (…) Un jeune artiste du conservatoire est venu toutes les semaines m’initier à un secret, aux gestes infiniment délicats et précis sur un monocorde qu’on m’avait fabriqué » (p.58). Pour parfaire l’expérience de la tradition orale, la lecture et les essais ne suffisent pas, il est nécessaire d’effectuer une nouvelle immersion participante : « il (Nguyen Khac Vien) me donna la possibilité de me rendre à plusieurs reprises parmi les peuples montagnards. Partager leur quotidien, dormir dans leurs maisons, maisons de bambou, maisons à pilotis. Manger ensemble autour de l’âtre le riz pilé et préparé par toute la communauté réunie pour « cantiler ». (…) J’avais bien l’intuition que les réponses à mes questions sur les formes de l’oralité, ce n’est pas dans les travaux théoriques que je les trouverais. » (p.62) Voilà pourquoi, il me semble, le travail de Gansel est à bien des égards celui d’une ethnologue. Son carnet de notes doit ressembler à celui d’un chercheur sur le terrain.
Pourtant, même lorsque les cultures qu’il rapproche ne sont pas aussi distantes, le travail de l’interprète exige toujours une prise de distance vis-à-vis de soi et de ses projections faciles – l’adoption d’un regard anthropologique. Ce « regard éloigné », Gansel doit d’abord l’avoir appris spontanément, dès l’enfance, du fait de l’histoire et de la polyglossie de sa famille (hongrois, allemand, français et hébreux). Elle doit l’avoir retrouvé à l’avènement de l’anthropologie française, dans les années 1950. La distanciation comme méthode est venue ensuite, elle s’en souvient, grâce à la leçon rigoureuse de la Verfremdung de Brecht, ce dernier ne reculant devant aucun effort pour délivrer sa langue des ténèbres où la rhétorique nazie l’avait plongée. Car dans une langue viennent s’inscrire l’Histoire et les histoires de ceux qui l’ont habitée, usage après usage ; la langue parle grâce à des vies qui l’ont traversée.
Je crois que l’art des poètes consiste toujours en un acte de résistance et de liberté, celle de dénier à la « langue reçue » (comme dirait Margaret Atwood) le pouvoir de régner sur leur âme en lui imposant métaphores et manières de parler, réduisant tout énoncé à la simple répétition d’une scène déjà vue. Je crois qu’il leur donne aussi la liberté de forcer la langue, de l’infléchir en travaillant le mot et la phrase, « comme on dirait d’un métal sous le marteau du forgeron » (citant Brecht, p.29), en sorte que la langue prenne la forme de leur propre matière intérieure. Ou plutôt, peut-être, pour que la matière intérieure prenne forme en même temps que les mots façonnés pour l’exprimer, et grâce à eux.
Celui qui traduit devra donc frapper à la porte de l’artisan, il se fera introduire dans l’atelier du forgeron pour observer avec soin tous les rabats, fentes, reliefs et irrégularités que le créateur a imprimés aux phrases ; il essaiera de se faire engager comme apprenti, de se mettre à l’écoute, de libérer la matérialité des sons inscrite dans les mots pour tenter de garder des empreintes sonores dans la langue d’arrivée. Si possible, Gansel travaille avec l’auteur. Quand elle n’en a pas la possibilité, elle doit faire face à une sensation d’égarement, à la difficulté de trouver une clef de transposition sans pouvoir compter sur le dialogue et l’échange vivants. L’allemand de Nelly Sachs, imprégné d’une expressivité tout hébraïque, lui paraît intraduisible sans aide ni approbation, sans humaine compréhension de la part de son auteur : « Comment traduire cet intraduisible de la clarté mystique ? Approcher au plus près de la langue du poète ? comment trouver les mots justes qui ne trahiraient pas ces images et tonalités cristallines, inspirées des paroles du Zohar (…) ? » (p.80). Mais Nelly Sachs ne pouvait pas répondre, ni même sourire de la circonspection de sa traductrice, car elle n’habitait plus cette terre depuis longtemps.
Comme Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie de la seconde moitié du XXe siècle, Gansel croit fermement à la possibilité d’une communication interculturelle. Ainsi, elle ne peut être bloquée par un risque de trahison, car elle se fie à l’existence d’une universalité humaine, seule vérité de la Parole à laquelle elle se doit d’être fidèle. Le structuralisme de Lévi-Strauss est resté centré sur son projet d’une anthropologie comme étude des universaux. Il s’est érigé contre les discriminations, les appropriations et l’exotisme en partant à la recherche de l’humanité dans les lieux mêmes où les colonisateurs avaient tracé la limite extrême, parmi les « sauvages », longtemps considérés comme le degré zéro de l’Homo sapiens, exemples vivants de l’homme primitif. Avec l’anthropologie de Ganse, le traducteur s’immerge dans la culture d’un poète afin d’en retirer l’expérience d’un chant partageable dans une autre langue sans perdre sa qualité universelle. À partir du texte de départ, il s’agit de créer et d’entraîner une voix capable de reproduire le genre spécifique du texte ; une voix qui puisse chanter de manière particulière ce qui peut être partagé et appartient virtuellement à chacun. Parfois l’entreprise est titanesque : comment traduire un chant de nostalgie de la terre natale, quand le poète vietnamien invoque son pays par l’expression dat nuoc (« terre-eau »), là où nous devons dire « patrie » – autorité des pères, lien parental et transmission héréditaire ?
Avec raison, Gansel souligne que « si traduire c’est tendre un pont entre deux rives étrangères, (…) Il importe que chacune des piles du pont soit solidement ancrée sur sa berge » (p.52). Cette affirmation sonne, à mon sens, comme un rappel du fait que l’immersion dans une autre culture ne doit pas aboutir à un déracinement, que l’interprétation n’est ni dérive herméneutique, ni consentement à l’exotisme, mais une immersion avec retour à la base. Telle est la lourde tâche du traducteur professionnel. Tel est aussi le devoir de l’ethnologue qui, s’il veut décrire d’autres cultures, doit nécessairement les interpréter et les traduire. Ce n’est donc pas par hasard que le livre de Gansel s’achève avec Eugénie Goldstern (1884-1942), ethnologue juive d’Odessa qui a grandi à vienne, élève de Van Gennep, exterminée au camp d’extermination de Sobibor. Cette œuvre étant elle-même le résultat d’une interprétation culturelle, le problème de la fidélité y était décuplé, faisant de la traduction un défi. Il fallait faire parler le français à l’allemand des descriptions ethnographiques, l’allemand jouant le rôle de dépositaire et d’interprète de la culture des vallées alpines du début du XXe siècle.
On sent très bien, dans ce livre fascinant, la passion de Gansel pour son travail et pour les textes qui l’ont habitée. Cette fois, c’est elle qui est l’auteur et c’est sa propre « langue intérieure », façonnée par des années d’hospitalité et d’apprentissage auprès des auteurs traduits, qui crée le texte et qui, par un réflexe d’adhésion, s’adapte, mime l’objet de l’histoire qu’elle relate : narration discontinue dans la partie qui présente son travail sur la poésie (passages lyriques et pauses poétiques) ; prose dense pour les pages consacrées à la rencontre avec l’écriture de Goldstern.À bien des égards et à travers une belle gamme de tons, Gansel nous livre une leçon sur sa pratique, mais aussi sur l’histoire, l’ethnographie, l’engagement culturel et politique, l’humanité. Je lui en suis personnellement très reconnaissante.
(Traduit de l’italien par Véronique Volpato)
Notes :
1 Mireille Gansel, Traduire comme transhumer, rennes, Calligrammes, 2012.
2 C. Franco (dir.), Circe. Variazioni sul mito, Venezia, Marsilio, 2012.
3 Les termes « emic » et « etic », dérivés respectivement de « phonemic » et « phonetic », ont été forgés en 1967 par le linguiste Kenneth Pike, puis adoptés par les anthropologues (en tête desquels Marvin Harris) pour distinguer deux approches permettant à un observateur d’étudier un phénomène culturel. Le point de vue « emic » est interne à l’objet, c’est celui de l’acteur social (avec ses interprétations du monde, ses croyances et ses valeurs). Le point de vue « etic », au contraire, c’est celui de l’anthropologue, qui applique des grilles d’interprétation et des catégories transculturelles aux données qui constituent l’objet de son travail.
4 La phrase en français est tirée de la traduction de J.A. Amar dans l’édition Panckouke de 1831 (P.A. Térence, Le bourreau de soi-même in Comédies de Térence, Paris, Panckouke, 1831, pp.12-13) ( N.d.t.).
5 Cf. M. Bettini, L ; Ricottilli, « Homo sum : humani nihil a me alienum puto. Elegio dell’ indiscrezione », in Lares, 1989, pp. 361-373.
6 M. Bettini, Vertere ; Un’antropologia della traduzione nelle cultura antica, Torino, Einaudi, 2012.
7 Je pense ici à la distinction opérée par U. Eco entre interprétation pertinente, lecture aberrante et usage d’un texte (cf.sémiotique et philosophie du langage, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, PUF/Quadrige, 1988, pp.49-52, pp.75-77 ; I limiti dell’interpretazione, Milano, Bompiani, 1990).
8 Concernant l’événement crucial de la Bible des Septante dans l’histoire des idées sur la traduction, je renvoie à M. Bettini, op.cit., pp. 189-251).