Arnaud WASSMER : Je voudrais que l’on remonte un peu plus tôt dans votre vie, dans votre parcours littéraire. Après la seconde guerre mondiale, après la Shoah, il a été difficile pour certains auteurs d’écrire en allemand, cela fut le cas notamment pour Paul Celan, poète juif survivant, qui a mené une vraie réflexion sur quoi écrire et comment écrire avec et dans la langue allemande. Vous faites partie de la génération qui commença à écrire après le nazisme. Comment cet héritage et les réflexions de ces écrivains ont-ils agi sur vos premiers écrits ?
Reiner KUNZE : Après 1945 nous avons grandi dans un tel isolement idéologique qu’il nous était impossible d’avoir accès à ces écrivains que vous citez. Mais plus tard si, bien sûr.
Arnaud WASSMER : Mais alors quelle a été la base de votre écriture au tout début s’il n’y avait pas, semble-t-il, d’héritage ?
Reiner KUNZE : Toujours le vécu.
Arnaud WASSMER : Quand on est témoin et victime de la destruction de l’humanité, mais aussi de ce fractionnement de votre pays, comment recherche-t-on la beauté dans son écriture ou par son écriture ?
Reiner KUNZE : Je vais vous raconter une histoire vécue qui remonte à soixante-cinq ans. J’avais dix ans, je suis né en 1933. J’avais faim. Ma mère m’avait emmené le long d’un chemin – on longeait la palissade de la propriété d’un fermier – et elle ramassait des orties pour faire de la soupe. Cela remplissait le ventre mais cela ne rassasiait pas la faim. Et je me rappelle très bien, j’étais assis sur un talus, je regardais un fil télégraphique qui était couvert d’hirondelles, il y en avait des centaines et ma mère tout à coup vient vers moi : « mais qu’est-ce que tu regardes comme ça ? » Et je lui montre ces fils recouverts par les pointes des ailes et je dis : « ces barbelés ». Je revois les yeux affolés de ma mère, et j’ai compris cela des dizaines d’années plus tard. Elle a eu tellement peur ! Elle a cru que je perdais la tête. « Mais Reiner, ce ne sont pas des barbelés mais des hirondelles ! »
Pendant bien des années j’avais refoulé cette anecdote et il m’a fallu soixante ans pour voir ce qu’il y avait derrière cette métaphore. Puis j’ai écrit un poème. Cette manière de penser, de voir le monde, de vivre les choses, m’a permis, au fond, de survivre pendant tout ce temps. Je ne me demande pas comment j’ai pu écrire cela, de quel auteur cela vient, mais je suis comme contraint. Et dans ces inspirations qui venaient ainsi, il y avait bien sûr une dimension politique et il fallait en répondre de sa vie.
Arnaud WASSMER : C’est-à-dire que s’est posée assez vite la responsabilité de votre écriture à l’époque où vous étiez en RDA.
Reiner KUNZE : Mais je ne l’ai pas sentie comme telle.
Arnaud WASSMER : Est-ce qu’écrire en résistance était possible même si vos poèmes n’étaient ni diffusés ni publiés ?
Reiner KUNZE : Très honnêtement, je n’y ai pas pensé quand je les écrivais. Mais quand un manuscrit partait pour la République Fédérale, ou était en préparation pour une maison d’édition, je réfléchissais des nuits entières à ce que je pourrais répondre si le procureur m’interpellait sur tel ou tel vers, telle ou telle phrase, et comment faire pour les défendre. Et quand cela dure des dizaines d’années cela vous rend malade.
Arnaud WASSMER : Il y a une tentation de l’autocensure, dans ce cas-là, qui va agir sur votre écriture après la RDA ?
Reiner KUNZE : Non, je ne l’ai jamais pratiquée même en RDA. On vivait en RDA mais ma maison d’édition était en République Fédérale. La poste était pour nous comme une seconde trachée-artère ! Une lettre pouvait mettre trente-cinq jours, cinquante-six jours même une lettre recommandée, vingt-huit jours une lettre exprès. Quand une lettre contenait un rendez-vous – on se retrouve au salon de Leipzig tel jour à telle heure – systématiquement la lettre arrivait le lendemain. Je pourrais raconter toute une série d’histoires au sujet de la poste et du courrier, que je peux résumer comme suit. Nous habitions au rez-de-chaussée – dans la cuisine que nous ne pouvions pas chauffer, la fenêtre donnait sur la rue où s’arrêtait la voiture postale qui était jaune – cette fenêtre était, l’hiver, très souvent gelée avec du givre et des petites fleurs de glace. Et un jour j’ai eu cette image : quand la voiture postale passe derrière la fenêtre, les petites fleurs de glace prennent la couleur lumineuse de l’or.
Ce n’est pas un mérite si l’inspiration vous vient, c’est un cadeau. Et cela a pris la forme d’un cycle de vingt-et-une variations sur le thème de la poste. Quand des vers comme ceux-là sont écrits, transportés par des amis, cachés dans leurs poches, la question ne se pose pas de savoir si on a le droit ou non d’écrire.